La matérialisation de l’architecture
Tout juste sorti de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich en 1969, Bernard Tschumi se consacre à la recherche théorique et à l’enseignement, dans les écoles les plus prestigieuses : Architectural Association, Université de Princeton, Cooper Union, université Columbia.
Considérant que l’architecture ne peut se limiter « au jeu savant, correct et magnifique des volumes sous la lumière » (cf. Le Corbusier), l’architecte franco-suisse convoque tous les arts, la danse en particulier, mais aussi la littérature et le cinéma, et s’interroge sur la façon de représenter et matérialiser l’architecture.
Avec les Manhattan Transcripts (1976-1981), par exemple, il décrit une action, avec les mouvements des protagonistes, pour quatre espaces : The Park, The Street, The Tower, The Block. Des story-boards, ou fictions architecturales, qui théorisent le rapport mouvement-action-espace.
Un premier concours sur un coin de table
En 1982, pour sa première participation à un concours, Bernard Tschumi remporte le projet du Parc de la Villette à Paris avec un projet « dessiné sur le coin d’une table de cuisine ».
De quoi concrétiser ses idées, à travers un espace fragmenté, plutôt qu’un volume unitaire abritant toutes les fonctions : 25 folies rouges posées tous les 120 mètres – dotées d’une fonction ou pas –, des cheminements, des pelouses…
« Le projet superpose en fait trois systèmes, expliquait-il. Les systèmes de points qui contiennent les activités programmées, un système de lignes qui oriente la circulation des personnes, et un ensemble de surfaces que le public peut s’approprier de manière inattendue et non programmée. »
Bernard Tschumi sera d’ailleurs l’un des sept participants à l’exposition Deconstructivist Architecture en 1988 au MoMA, aux côtés de Frank Gehry, Zaha Hadid, Rem Koolhas…
Beaucoup d’autres réalisations suivront, parmi lesquelles Le Fresnoy à Tourcoing (1997), le Centre d’athlétisme Lindner de l’Université de Cincinatti (2006), le Musée de l’Acropole à Athènes (2009), le MuséoParc d’Alésia (2012), plusieurs Zéniths, le Carnal Hall de l’institut Le Rosey à Rolle (2014) – campus auquel l’architecte ajoute actuellement un second bâtiment circulaire dédié aux sciences -, ou encore le Centre de Biologie, Pharmacie, Chimie pour l’Université Paris-Saclay (2022). Passage en revue de quatre projets emblématiques où Bernard Tschumi a donné toute sa noblesse au béton.
L’épure et la force du béton
Le Musée de l’Acropole à Athènes. Sur ce site couvert à 70 % de vestiges archéologiques, Bernard Tschumi est parti du contexte pour arriver à un concept.
Il a superposé trois strates: un socle sur pilotis, qui flotte au-dessus des vestiges et les laisse admirer à travers le plancher de verre, accueille le hall d’entrée, les expositions temporaires et un auditorium ; au-dessus, une salle hypostyle aux dimensions spectaculaires, expose les objets allant de la période archaïque à l’Empire romain ; enfin, désaxée au sommet, une boîte de verre accueille les marbres du Parthénon tout proche, et lui fait écho. Dans la salle hypostyle, une trentaine de colonnes en béton, hautes de huit mètres, servent d’arrière-plan à la collection, tout en permettant de répondre aux contraintes anti-sismiques.
Centre d’athlétisme Lindner, Université de Cincinatti
Reliant les entrées nord et sud du campus, le centre d’athlétisme Richard E. Lindner rassemble une multitude de fonctions interconnectées sur plus de 20000 m2 et 8 niveaux.
Devant composer avec les équipements déjà en place (stade, arène…), Bernard Tschumi a conçu un bâtiment en forme de boomerang.
Et avec des portées libres, en raison d’une zone mécanique souterraine préexistante, devant rester exempte de colonnes. L’enveloppe curviligne du bâtiment constitue ainsi son exosquelette: une diagrille en acier (résille de poutres) recouverte de béton préfabriqué gris très clair. Elle permet de libérer l’espace intérieur, semblable à une cathédrale dédiée aux Bearcats avec son atrium impressionnant. L’effet théâtral est renforcé par un escalier monumental.
MuséoParc Alésia, Alise-Sainte-Reine
Les projets de Bernard Tschumi peuvent procéder d’une géométrie abstraite, linéaire, concentrique ou orthogonale : c’est ce qu’il nomme une « forme-concept ».
Pour le parc d’Alésia, à la fois musée et centre d’interprétation, il a inséré deux enceintes circulaires, distantes d’un kilomètre, sur le site antique. L’une avec un parement de pierres rappelant les remparts, sur les flancs de l’oppidum gaulois (il s’agit du musée) ; l’autre, recouverte d’une résille de mélèze à l’image des fortifications romaines, à l’emplacement du camp de César (c’est le centre d’interprétation). Avec 52 m de diamètre sur cinq niveaux, ce second bâtiment a mis en œuvre 6 500 m3 de béton. Une formulation spécifique a évité les bulles, les nids de cailloux et les fuites de laitance.
Les bétons intérieurs sont en effet restés bruts de décoffrage, avec une teinte Pierre de Bourgogne, pour réaliser des voiles droits et courbes, un escalier monumental qui s’enroule au cœur du bâtiment et neuf poteaux de plus de 8 m de hauteur – avec chacun un angle d’inclinaison différent – qui soutiennent une dalle de 200 tonnes épaisse de 50 cm… un vrai travail de Romain !
Pôle biologie-pharmacie-chimie, Université Paris-Saclay
En collaboration avec Groupe-6, Bernard Tschumi a souhaité « faire ville » pour ce centre de recherche et d’enseignement : un ensemble en forme de fer à cheval de 74 000 m2, avec une rue intérieure de plus de 500 mètres de long, comprenant des lieux de rencontre, un musée, les locaux administratifs, des laboratoires, des amphithéâtres et des salles de travaux pratiques.
Six bâtiments en tout sont ainsi reliés les uns aux autres par des passerelles. L’accès principal se fait par le « Cœur de Pôle », vaste bâtiment- atrium qui fonctionne comme un échangeur. Les immenses verrières de sa façade Nord contrastent avec le béton blanc nervuré des trois autres façades. Deux chiffres donnent l’envergure des travaux : 3 500 m3 de béton pour un peu plus de 4000 éléments préfabriqués.
Afin de préserver la beauté des bâtiments et alléger les dépenses de maintenance au fil du temps, le béton a été formulé avec du ciment aux propriétés photocatalytiques et autonettoyantes. 3 300 étudiants et 1300 personnels se sont approprié les lieux depuis 2022.
Les honneurs et les expositions
Bernard Tschumi a reçu de nombreuses distinctions internationales, parmi lesquelles le Grand Prix National d’Architecture (1996) et la Médaille d’Honneur de l’Institut Américain des Architectes de New York (2003). Dès 1978, plusieurs galeries d’art et musées ont exposé son travail, et deux grandes expositions rétrospectives lui ont été consacrées, au MoMA en 1994 et au Centre Pompidou en 2014. Depuis la remise du Prix Charles Abella, une exposition présente son œuvre au Palais de l’Institut de France. N’hésitez pas !