Appareil photo en main, les curieux étaient nombreux le 27 janvier 2023 dans le grand hall de Canfranc Estación, pour découvrir la métamorphose d’une gare fantôme en un hôtel cinq étoiles – métamorphose opérée par le groupe Barceló (Royal Hideaway Hotel).
Un voyage dans le temps pour ce public émerveillé, dans un lieu qui a gardé toute son âme ferroviaire et retrouvé le faste des années 1930, les lumières et les marbres… comme en ce 11 juillet 1928, lorsque les chefs de gare espagnol et français agitaient leurs drapeaux pour accueillir le premier train français en gare de Canfranc, dans la province de Huesca.
Le roi Alphonse XIII d’Espagne et le président de la République française, Gaston Doumergue, étaient sur le quai, et le monarque ne cachait pas sa fierté : « Les Pyrénées n’existent plus ! »
Une porte monumentale sur l’Europe
Ce sont les politiques qui ont choisi l’itinéraire de la ligne ferroviaire et l’étape de Canfranc. Ils souhaitaient un tracé qui évite les turbulents Catalans, au Sud, et les Basques, au Nord. Coupant à travers la montagne, les trains relieront Madrid à Paris via Saragosse, Jaca, Oloron, Pau et Limoges. La estación de Canfranc doit être une porte monumentale sur l’Europe pour l’Espagne.
Pourtant les ingénieurs sont réservés, ils estiment les voies trop escarpées et les hivers trop rudes.
Qu’importe ! À 1100 m d’altitude, la montagne est creusée, le río Aragón et plusieurs torrents sont détournés. On plante huit millions d’arbres pour prévenir les éboulements, et les quais de la gare sont surélevés de 10 m pour évacuer l’eau de la fonte des neiges. 20 km de voie, 20 000 m2 de quais couverts, une plateforme de triage, des installations pour les services douaniers, les postes, les services administratifs… voient le jour.
Le béton armé, signe de modernité
L’architecte espagnol Fernando Ramírez de Dampierre réalise les plans du bâtiment voyageurs. Le projet original prévoyait une construction en pierre de taille, mais pour mener à bien un chantier de cette envergure en montagne, le béton est un allié précieux.
L’ingénieur Vicente Perote Carranceja s’appuie sur le brevet Hennebique pour mettre au point la structure en béton armé, qui ne sera toutefois pas apparente. Grâce à ce matériau, il va pouvoir aménager de grandes ouvertures, et économiser temps et argent. Après quatre ans de travaux – de 1921 à 1925 –, un majestueux bâtiment pour les voyageurs voit le jour dans la vallée encaissée.
La deuxième gare d’Europe !
Gare de voyageurs et de marchandises, Canfranc devient la deuxième plus grande gare internationale d’Europe par la taille de ses installations.
Le bâtiment pour les voyageurs est construit dans un style architectural français qui rappelle la gare d’Orsay. Couvert d’ardoise, il est symétrique avec une façade côté français et une autre côté espagnol. Long de 241 m, il aligne 75 portes au rez-de-chaussée et près de 365 fenêtres.
Au centre, le hall est d’une hauteur équivalente aux trois étages de la gare, éclairé par une verrière et surmonté d’une coupole de style Eiffel.
L’intérieur s’inspire de la gare de Prague avec son grand escalier aux balustrades de marbre et un décor de stucs blancs et de boiseries.
Un destin aventureux
Pourtant les ingénieurs avaient raison : les résultats sont décevants. L’hiver, les marchandises gèlent dans les wagons et la ligne ferroviaire est peu rentable : une cinquantaine de voyageurs l’empruntent chaque jour. Le sort s’acharne.
D’abord les échanges commerciaux et touristiques sont fragilisés par la crise de 1929, puis un incendie ravage le restaurant de l’hôtel en 1931. Lorsque la guerre civile espagnole éclate en 1936, Canfranc est un site stratégique verrouillé par Franco.
Pendant la Deuxième Guerre mondiale, espions et nazis occupent les lieux et y mènent un trafic d’or… Enfin, un déraillement à la fin des années 1970 sonne le glas de la ligne côté français.
Autrefois si fière, la gare internationale de Canfranc devient une modeste station terminus espagnole isolée dans la montagne. Au fil des ans, l’hôtel déserté est ouvert aux quatre vents…
Un renouveau en trois temps
Pourtant la communauté autonome d’Aragon n’a jamais perdu l’espoir de voir revivre le site. En 2001, la toiture a été restaurée pour mettre le bâtiment hors d’eau. De part et d’autre de la frontière, on souhaite relancer le trafic ferroviaire et développer un nouveau tourisme de montagne. Confié à l’agence Ingennus, un projet de réhabilitation en trois parties a été élaboré.
La gare rénovée, inaugurée le 15 avril 2021, occupe l’emplacement des anciens hangars espagnols et français. Le train Canfranero circule en Espagne. Il assurera un jour la liaison Pau-Canfranc-Saragosse, si la France vote les travaux.
L’ancien bâtiment des conducteurs français a été transformé en bureau d’information touristique.
Quant au bâtiment historique, modernisé et parfaitement isolé, il est devenu un hôtel 5 étoiles de 104 chambres d’exception et 4 suites. L’architecture et l’aménagement intérieur de style Art déco ont été confiés au studio de design intérieur Ilmiodesign. Deux wagons historiques ont été restaurés, aménagés et transformés en restaurant dans le style XXe siècle. Aux fourneaux œuvre le chef étoilé Eduardo Salanova, tandis que la salle est dirigée par Ana Acin : un duo qui gère déjà plusieurs hauts lieux de la gastronomie aragonaise.
Le potentiel touristique du site n’est plus à démontrer : 50 000 personnes sont passées voir le chantier en 2019, et 250 000 voyageurs circulent chaque année devant la gare. Canfranc compte bien prendre toute sa place dans le tourisme de montagne de demain et les nouvelles mobilités. Près d’un siècle après sa fondation, la estación de Canfranc reprend vie !