On connaît l’importance du béton dans la conception néo-classique et Art Déco de l’œuvre d’Auguste Perret – architecte, entrepreneur et pionnier du béton.
En 1932, lorsqu’il construit cet immeuble en béton armé, 51 rue Auguste Raynouard sur les hauteurs de Passy, elle a déjà pris toute sa mesure dans de grandes réalisations comme le théâtre des Champs-Élysées (1913), la tour Perret à Grenoble (1924) ou la salle Cortot (1928).
L’architecte installe son agence au rez-de-chaussée. Il y concevra deux chefs-d’œuvre : le musée des Travaux publics au Palais d’Iéna (1939) – aujourd’hui siège du Conseil économique, social et environnemental –, et, après-guerre, le grand projet de la reconstruction du Havre, aujourd’hui inscrit au patrimoine mondial de l’humanité de l’Unesco. Perret se réserve l’appartement en enfilade du septième étage, qui jouit d’une vue panoramique sur Paris.
À sa mort, en 1954, l’appartement de la rue Raynouard est légué à l’Association des anciens élèves de Perret. Classé Monument historique, il est resté dans son état d’origine.
Pendant des années, Perret a réuni dans cet appartement une société brillante d’artistes, d’écrivains, de poètes et de musiciens. Quatre-vingt-dix ans plus tard, en octobre dernier, Genius Loci a invité 34 artistes confirmés ou émergents à investir les lieux et à confronter leur création avec celle de Perret et des créateurs de son temps, comme Robert Mallet-Stevens, Chana Orloff ou Jean Dunand. Présidente de l’association Genius Loci et curatrice de l’exposition, Marion Vignal revient sur cette rencontre éphémère entre deux générations d’artistes animés à travers le temps par un même amour du bel ouvrage.
ByBÉTON : Comment l’exposition éclaire-t-elle le rapport de l’architecte au béton ?
Marion Vignal : La première œuvre que nous montrons dans les expositions Genius Loci est l’architecture. Nous cherchons à mettre en valeur l’identité première du lieu, à rendre les partis-pris architecturaux et conceptuels les plus lisibles possibles. Les œuvres que nous présentons viennent souvent intensifier l’expérience originelle pensée par l’architecte.
Dans l’appartement d’Auguste Perret, rue Raynouard, le béton apparaît en contraste avec la finesse et la chaleur des panneaux de chêne fin qui couvrent les murs. Dès le vestibule, les poutres en béton armé s’invitent dans l’architecture d’intérieur et imposent leur brutalisme. Puis, dans le grand salon, les quatre colonnes qui sont les fondations de l’immeuble, surprennent par leur raffinement, leur noblesse, leur rappel aux colonnes des temples gréco-romains.
Auguste Perret travaillait son béton comme la plus belle des pierres. Les colonnes sont cannelées, traitées avec des lisses et des effets de reliefs. La sculpture de Francesco Vezzoli en bronze, que nous avons installée pour l’exposition au centre de la pièce, faisait écho à cette source d’inspiration qu’est l’Antiquité, une base du vocabulaire de Perret.
À travers le dialogue entre les œuvres et le lieu, cette architecture apparaissait à la fois radicalement classique et radicalement moderne. Il y avait un effet d’effacement du temps dans l’exposition, on ne savait plus quelle œuvre était récente et quelle autre ancienne. L’appartement, lui-même, semblait hors du temps et le béton prenait une forme de noblesse et d’éternité comme le marbre peut l’avoir.
ByBÉTON : Que valorise cette exposition chez Auguste Perret ?
Marion Vignal : Son avant-gardisme, notamment sa façon de pousser très loin les matériaux, de les détourner, de faire de matériaux modestes des éléments de décor qui ont fière allure. Perret travaillait l’économie de moyens. Il visait à une forme de pureté et de simplicité de la forme et de la matière. Il a notamment couvert les murs de l’appartement de panneaux d’isolation, un tel détournement était très pionnier pour l’époque. Cet aspect était souligné dans l’exposition par plusieurs pièces de design, telles que la chaise Silver de Christian Biecher en tissu isolant (galerie Mouvements Modernes) ou le fauteuil Tiss-Tiss de Aki et Arnaud Cooren (Carpenters worshop gallery) en aluminium patiné avec effet texturé. Dans la salle à manger, nous avons également exposé dans l’embrasure des fenêtres des panneaux tissés de Simone Prouvé en fils d’inox et fibres de verre. Autant d’œuvres qui dialoguaient avec l’ingéniosité et le raffinement sans artifices de l’architecture d’intérieur selon Auguste Perret.
ByBÉTON : Plusieurs œuvres d’art ont été réalisées spécialement pour l’exposition. Comment les artistes ont-ils abordé l’exercice ?
Marion Vignal : Dans le respect du lieu, du vocabulaire fondamental de cette architecture – le cercle, les lignes droites verticales, la rigueur graphique, l’intelligence des matières, la précision du détail.
La puissance du lieu et du propos – bâtir une œuvre capable de durer, de traverser les modes, les époques – a insufflé aux artistes une grande détermination.
Leurs œuvres ont gagné en force, tout en restant dans une simplicité et un essentialisme.
Chez Perret, on ne peut pas tricher ni faire du décoratif, cela est hors sujet et toutes les œuvres de cette exposition avait leur identité propre, leur raison d’être.
La peintre Daniela Busarello – représentée par la galerie Mouvements Modernes – a réalisé une œuvre en commande spéciale pour l’exposition : une toile sur gaze, réalisée à partir de pigments issus de minéraux du sol parisien qu’elle a concassés puis mélangés à de la cire. Cette toile abstraite parle de notre rapport aux pierres qui constituent notre environnement mais que nous ne voyons plus et leur rend hommage en les faisant exister à travers une composition presque « pointilliste ». C’est un hommage subtil à Perret, constructeur et bâtisseur.
L’architecte Aldric Beckmann a, quant à lui, imaginé une installation in situ pour les fenêtres du petit salon – l’antichambre. Ces fenêtres sont le témoignage du classicisme de Perret, qui tenait à maintenir cet élément de noblesse architecturale dans ses immeubles en béton armé. Aldric Beckmann a choisi de dialoguer avec le maître – présent dans cette pièce par le portrait que Chana Orloff a réalisé de lui en 1928 –, en installant des rideaux transparents imprimés du paysage urbain pixelisé représentant le panorama de Beaugrenelle et en collant sur les fenêtres les mots Ne douter de rien, citation de Perret.
Son hommage d’architecte à celui qui avait préfiguré la ville verticale et qui, avec le 51 rue Raynouard, avait déjà osé ériger une tour dans la ville, lieu capable d’offrir un autre horizon, un air pur, des idées neuves…
ByBÉTON : Où aura lieu le millésime 2023 de Genius Loci ?
Marion Vignal : La prochaine édition de Genius Loci sera organisée en partenariat avec la villa Médicis-Académie de France à Rome. Elle se déroulera, en octobre prochain à Paris, dans un lieu encore secret. Ce sera l’occasion d’une nouvelle expérience de l’architecture en dialogue avec l’art contemporain et le design.