Si un port ne peut être pris…
Lorsque les Alliés envisagent un débarquement sur les côtes normandes, les experts en logistique militaire abordent la question de l’emplacement. Un port en eau profonde est indispensable pour que des navires de gros tonnage puissent approvisionner des dizaines de milliers d’hommes. Hélas, en 1944, les deux seuls ports normands sont Le Havre et Cherbourg, qui sont occupés et bien loin des plages choisies pour le débarquement.
Visionnaires, Churchill et lord Mountbatten décident de créer deux ports artificiels d’après les plans d’un ingénieur britannique. L’opération portera le nom de code Mulberry.
Le premier port, Mulberry A, sera implanté devant le secteur américain d’Omaha Beach. Le second, Mulberry B, dans le secteur britannique d’Arromanches.
… il faut en amener un !
Comme tout port, un Mulberry doit comporter des digues et des jetées, des quais de déchargement et des voies d’eau abritées pour rallier la côte. Dans le plus grand secret, les Alliés entreprennent la construction des deux ports. Chacun aura une superficie de 500 hectares et pourra rivaliser avec le port de New York.
À partir de septembre 1943, sur le littoral anglais de la Manche – de Selsey à Dungeness et dans la région de Southampton –, les entrepreneurs en génie civil de 300 sociétés et 40 000 ouvriers se mettent au travail.
Le chantier de la démesure
Le chantier est titanesque : 33 jetées, 23 plateformes de déchargement articulées surnommées “Whales” et 15 km de chaussées flottantes doivent livrer passage aux centaines de milliers de soldats alliés et à leurs véhicules. Une soixantaine de vieux cargos chargés de béton, les Blockships, seront positionnés et coulés au niveau des plages.
Les bombardons : des caissons métalliques reliés entre eux serviront de brise-lames. Surmontés de leurs tourelles de défense anti-aérienne, les caissons Phoenix complètent le système.
Un allié en béton, les caissons Phœnix
600 000 tonnes de béton sont mis en œuvre pour couler ces 212 caissons de béton armé. Construits à Southampton et dans l’estuaire de la Tamise par des sociétés de construction privées, les caissons Phoenix sont parallélépipédiques et conçus dans six tailles, pesant de 1600 à plus de 6000 tonnes.
Les plus grands mesurent 60 mètres de longueur et 20 mètres de hauteur. Leur structure intérieure, cloisonnée, compartimentée, est conçue pour flotter. Des vannes permettent de les remplir d’eau pour les ancrer solidement sur le fond de la mer. La partie émergée forme des digues et des jetées. Assemblés en arc de cercle sur 7 km de long, ils protègent des courants et des tempêtes.
Mise en place et tempête
Le 4 juin, digues, jetées et pontons, tractés par des remorqueurs, commencent la traversée de la Manche. Les caissons Phœnix voyagent à la vitesse de 8 km/h. Le 6 juin, les alliés captent, impuissants, les appels radios alarmants des soldats américains qui se battent déjà sur Omaha Beach.
Le 7 juin, les premiers caissons sont installés. Mulberry A est opérationnel le 16 juin, Mulberry B le 14… parfaitement dans les temps car ils étaient programmés pour entrer en fonction le 27 juin.
Mais c’était sans compter les caprices de l’océan.
Du 19 au 21 juin, une tempête de force 6 à 9 se déchaîne. Les creux atteignent 4 mètres et les vents 145 km/h.
Mulberry A, construit en eau profonde sur un fond de sable est ravagé, il n’aura servi que trois jours. Il sera transformé en chaussée flottante et servira à restaurer Mulberry B qui a mieux résisté. Pendant un mois, ce dernier va déverser plus de 10 000 tonnes de matériel par jour.
Le 17 juillet, le port de Cherbourg est libéré par les Alliés et ouvert aux bateaux de transport de troupes. Mulberry B sera en fonction jusqu’au 19 novembre 1944. Mission accomplie !
Où trouver les vestiges ?
Après la guerre, la reconstruction du port du Havre a employé beaucoup d’éléments des Mulberries. Sur les 96 caissons Phœnix en place, une vingtaine étaient encore visibles en 2019 sur la plage d’Arromanches-les-Bains. Leur relevé complet a été effectué au moyen d’un sondeur et d’un laser 3D. Battus par les flots, ils restent le témoignage émouvant d’un aspect essentiel du Débarquement.
Aujourd’hui les historiens relativisent le rôle des Mulberries dans la victoire des Alliés en Normandie. On calcule le tonnage de matériel livré ici ou là, celui par pont flottant, les résultats américains, britanniques, canadiens… Au-delà de ces débats, une chose est sûre, ces structures ont permis aux Alliés de ne pas buter sur la prise d’un port en eau profonde.