Que représentent ces Journées à vos yeux ?
Joseph Abram : C’est la réussite d’une idée généreuse née en France, une idée productive qui s’est répandue dans une cinquantaine de pays et qui a permis d’intéresser le grand public à la culture architecturale dans sa très grande diversité. Nous vivons dans l’architecture, elle constitue notre environnement quotidien, mais, pour rendre le public sensible à sa présence, il faut une distance critique face aux édifices, un savoir spécifique à partager – les Journées du Patrimoine ont contribué à en créer les conditions.
Quelle est la place des réalisations de Corbusier dans notre patrimoine architectural ? Son héritage est-il toujours vivant ?
Joseph Abram : Cette place est considérable, non par le nombre des réalisations, mais par leur qualité exceptionnelle et par l’incroyable nouveauté qu’elles représentaient à l’époque de leur conception. Le Corbusier est l’un des architectes les plus importants du XXe siècle, peut-être le plus important. Il incarne, par son œuvre construite et par ses écrits, l’idée même de modernité.
Il n’a cessé d’inventer, d’expérimenter, de l’échelle intime de l’intériorité (celle qui enveloppe nos gestes et nos pratiques), jusqu’à l’urbanisme et à l’aménagement du territoire. Son héritage, en permanence discuté, réévalué, n’a jamais été aussi vivant.
Chaque année, les Journées européennes du patrimoine donnent l’occasion de célébrer notre patrimoine architectural en béton. En quoi est-il important de le faire ?
Joseph Abram : Pier Luigi Nervi disait du béton qu’il était « la plus belle technique de construction inventée par l’humanité ». Ce matériau reste controversé. On a produit en France, et dans le monde, un océan de constructions en béton. Il est nécessaire d’en explorer aujourd’hui l’étendue, d’en comprendre le fonctionnement et les valeurs relatives.
Au cœur de ce patrimoine, on trouve les réalisations signées Le Corbusier. Qu’est-ce qui les caractérise ? Quelles sont ses œuvres les plus abouties ? En quoi ont-elles révolutionné l’architecture et la construction en béton ?
Joseph Abram : Le lien organique qui unit Le Corbusier au béton est assez fascinant. Le regard qu’il porte sur ce matériau, dont il a découvert les potentialités en 1908 à l’agence Perret, est pragmatique et novateur.
Sa vision s’est cristallisée, dès 1914, dans son système Dom’Ino, point de départ d’une véritable révolution architecturale. Contrairement à Perret, qui fait émerger l’ossature dans l’espace public, Le Corbusier l’utilise comme un levier objectif pour libérer l’espace des anciennes contraintes de l’édification.
Conçu pour la reconstruction des Flandres, son système (qui peut accueillir toutes sortes de remplissages) deviendra au fil des années 1920 l’instrument d’une plastique exigeante élaborée dans le sillage de la révolution cubiste. Il en sortira une floraison de chefs-d’œuvre parmi lesquels la maison Laroche et la villa Savoye. Ce qui caractérise le rapport de Le Corbusier au béton, c’est un mouvement constant, sans redite, tendu par une prise en compte de plus en plus tactile de la matière.
Sa production atteint des sommets après la Seconde Guerre mondiale : maisons Jaoul, Shodan et Sarabaï, unités d’habitation de Marseille, de Briey-en-forêt…, couvent de la Tourette, chapelle de Ronchamp, palais des filateurs à Ahmedabad, capitole de Chandigarh.
Beaucoup d’architectes sont encore sous l’influence de Le Corbusier. Comment vit aujourd’hui cet héritage ? Quels exemples vous frappent le plus ?
Joseph Abram : L’influence de Le Corbusier s’explique par la richesse de l’héritage qu’il nous a légué. Elle prend des formes diverses. C’est ce que montre, par exemple, la génération de John Hejduk, Richard Meier, Luigi Snozzi ou Livio Vacchini. C’est son imagination poétique qui constitue le vecteur de cette influence, sa façon de concevoir l’architecture. Il en est de même aujourd’hui.
On le perçoit aisément dans des itinéraires aussi différents que ceux de Laurent Beaudouin ou de Pierre-Louis Faloci. Il est probable que dans les années à venir, dans un contexte marqué par une démographie incontrôlable à l’échelle planétaire (et par la pression exponentielle qu’elle exerce sur l’urbanisation et la consommation d’énergie, donc sur le climat), ce sont ses propositions en matière d’aménagement du territoire qui prendront le relai. Il ne faut pas oublier que Le Corbusier reste, par-delà les caricatures de polémiste qui lui ont collé à la peau, le grand théoricien de l’architecture et de l’urbanisme du XXe siècle.
Profil de Joseph Abram
Joseph Abram est Architecte DPLG (1975), titulaire d’un DEA d’Histoire de l’art (Université de Paris I, 1990).
Architecte et historien, il a enseigné à l’École d’architecture de Nancy et mené de nombreux travaux de recherche au sein du Laboratoire d’histoire de l’architecture contemporaine, en particulier sur la tradition rationaliste en France, sur les rapports peinture/architecture, et sur le renouvellement des pratiques après la Seconde Guerre mondiale.
Il a enseigné à l’Institut d’architecture de Genève, et participé, pendant dix ans, au comité de rédaction de la revue Faces (Genève). Il a réalisé le dossier de demande d’inscription de la Ville du Havre sur la Liste du patrimoine mondial (classée en 2005).
Il a publié de nombreux ouvrages sur l’architecture.
Journées du Patrimoine 2021
Le Corbusier et ses unités d’habitation : quelle conception architecturale pour quelle vie idéale ? Le Corbusier et l’architecture des XXe et XXIe siècles : comment est-on passé de l’unité d’habitation à la ville monde ? Le Corbusier dans l’architecture et son enseignement en France : quelles sont ses influences durables ?
Autant de thèmes abordés lors du Colloque organisé par le SNBP et La Fondation Le Corbusier le jeudi 16 septembre 2021 à la Cité de l’architecture et du patrimoine.
“L’unité d’habitation” : décryptage d’Emmanuel Bréon, conservateur en chef du patrimoine à la Cité de l’architecture et du patrimoine.