Quel intérêt trouvez-vous à partager ces réalisations hors du commun avec le grand public ?
On a un peu trop tendance aujourd’hui à ne s’étonner de rien. Cette exposition met en évidence une extraordinaire évolution dans le secteur de la construction, avec des bâtiments et des ouvrages de plus en plus grands qui posent de sérieux problèmes de conception et de construction.
Pour présenter ces chefs-d’œuvre, les organisateurs ont privilégié le recours à des moyens numériques. Pour ma part, je trouve difficile de représenter de façon purement virtuelle des ouvrages de cette taille, d’autant qu’ils sont bien réels, bien matériels. Mais c’est sans doute une question de génération, car l’objectif de la Cité des Sciences était d’attirer les jeunes.
Vous avez conçu le viaduc de Millau et le pont Yavuz Sultan Selim en Turquie, ouvrages de tous les superlatifs, tous deux présentés dans l’exposition… Outre leurs dimensions exceptionnelles, en quoi sont-ils originaux ?
J’ai eu en effet la possibilité de construire de très grands ouvrages. Bien qu’ils ne figurent pas dans l’exposition, je voudrais aussi évoquer les ponts de Normandie et de Térénez.
Le Pont de Normandie, c’est d’abord une avancée significative dans la conception des ponts à haubans car, avec ses 856 mètres de portée, c’est le premier “très grand”. Il a d’ailleurs détenu pendant quelques années le record du monde des ponts à haubans. Jusqu’alors, les ouvrages de cette dimension étaient des ponts suspendus.
De dimensions beaucoup plus modestes, le pont de Térénez a certainement été le plus difficile à concevoir en raison de son tracé courbe et de la finesse de son tablier en béton (1,50 m). C’était la première fois qu’un pont à haubans de forme quasi circulaire était construit de cette façon.
Pour Millau, je voulais assurer la transparence du paysage. Cela imposait un faible nombre de piles et un tablier très mince, et donc automatiquement un pont à haubans à travées multiples.
Le pont Yavuz Sultan Selim est l’un des plus grands ouvrages du monde. Il détient le record du monde de portée des ponts ferroviaires. Il est exceptionnel car il est à la fois suspendu et haubané en raison de sa taille : il porte deux voies ferrées, huit voies d’autoroute et des trottoirs latéraux. Au départ, le maître d’ouvrage prévoyait un pont suspendu, pour rester dans l’esprit des deux élégants ponts qui franchissent le Bosphore. Mais le passage des trains sur un pont suspendu à tablier mince aurait engendré des déformations incompatibles avec leur circulation. C’est pourquoi il était indispensable d’ajouter des haubans dans la travée centrale. Ce fonctionnement hybride, assez courant au XIXe siècle, améliore considérablement la rigidité du tablier.
Sur quoi repose l’esthétique d’un pont ?
D’une manière générale, la qualité esthétique d’un pont repose sur son apparente légèreté et sur la pureté de ses lignes. Il faut rechercher des formes simples – au moins en apparence – qui expriment le fonctionnement structurel avec une grande rigueur dans la conception. Lorsqu’il y a des superstructures, il est essentiel de réduire la masse à mesure qu’on s’élève pour donner une impression de légèreté.
Pour Millau nous avions, Lord Foster et moi, les mêmes objectifs d’élégance, de simplicité, de rigueur et de transparence. Son équipe a fait un travail remarquable et c’est incontestablement l’un des ouvrages les plus admirés dans le monde.
Sur quoi reposent les choix de la conception ?
Chaque pont est un cas particulier. Il ne faut pas chercher à placer une idée préconçue. Ce qui compte, c’est le site et le programme. La conception de l’ouvrage naît du contexte.
Comment avez-vous anticipé les défis imposés par ces deux projets titanesques ?
Pour le pont Yavuz Sultan Selim, le regretté Jean-François Klein* et moi-même n’avons eu que neuf semaines pour concevoir l’ouvrage. Jean-François a dessiné ce pylône en V dont les branches imposaient de placer les câbles de suspension de part et d’autre des voies ferrées, ce qui donne à l’ouvrage une dynamique extraordinaire. Mais cela n’a pas été facile, car la faible distance entre les câbles porteurs ne nous donnait pas beaucoup de rigidité de torsion. Quoi qu’il en soit, sur le plan de l’élégance, le résultat est là.
Pour Millau, je tenais à conserver la transparence du paysage, d’où le choix d’un pont à haubans à travées multiples. Lorsque lord Foster est intervenu, il partageait mon idée d’un ouvrage calme, régulier, fin, auquel il a donné une grande élégance, ce qui a permis une collaboration aussi efficace qu’agréable.
*Administrateur du bureau d’études suisse T Ingénierie, décédé en 2018.
D’un ouvrage à l’autre, quelle place le béton occupe-t-il ?
Au départ, je suis plutôt un homme du béton. C’est un matériau qui a beaucoup évolué et qui permet de faire des ouvrages très minces s’ils sont haubanés. Presque tous les ouvrages à haubans ont des pylônes ou des piles en béton, car c’est le matériau le plus efficace pour transmettre les efforts de compression. Mais peu à peu, je me suis rendu compte que la séparation entre le béton et l’acier était très artificielle. C’est pourquoi je refuse tout dogmatisme. Pour les ponts de très grande portée, il est impossible d’envisager un tablier en béton, puisqu’il serait trois fois plus lourd qu’un tablier en acier.
D’après votre expérience, quelles sont les grandes évolutions dans la conception des ponts ?
Elles sont très nombreuses. La principale à mes yeux, c’est qu’on maîtrise beaucoup mieux aujourd’hui la réponse dynamique des structures aux actions naturelles : nous pouvons prévoir le comportement des ouvrages lors des séismes ou sous les effets du vent.
Il y a également l’évolution des matériaux, béton et acier, qui permet aujourd’hui de faire des ouvrages inimaginables il y a trente ans.
Il y a aussi le développement de l’informatique, qui permet de faire des calculs extrêmement complexes, même s’ils n’interviennent qu’après la conception. Car la conception est primordiale, qui consiste à organiser la matière de façon à ce que les efforts circulent le plus directement et le plus efficacement possible des charges aux fondations.
Et puis il y a l’appauvrissement de la commande publique et le recours aux concessions. Les entreprises sont devenues très puissantes, elles disposent de moyens humains, matériels et financiers très importants, ce qui permet de construire des ouvrages difficilement envisageables dans les années 80.
Les matériaux de demain, et notamment les bétons innovants, permettront-ils de repousser les limites ?
À partir des années 80, la qualité des bétons s’est améliorée en termes de résistance, mais surtout en termes de durabilité. C’est ce qu’on appelle les bétons à hautes performances. La tendance actuelle est de réduire l’impact environnemental avec des bétons bas-carbone. Les recherches sont prometteuses, et on fait déjà des bétons avec des granulats recyclés.
Mais pour moi, la meilleure façon de répondre aux exigences écologiques est de construire des ouvrages qui durent. La durabilité, c’est la qualité de l’ouvrage à long terme. A mon avis, elle n’est pas encore assez bien traitée. Il faut encourager l’emploi des bétons à hautes performances, qui sont beaucoup plus durables car beaucoup plus compacts. La compacité est une qualité essentielle pour la durabilité : elle protège les armatures passives en limitant la pénétration des agents agressifs et elle améliore les performances mécaniques. Cela engendre des économies de matière, et par voie de conséquence permet d’alléger les ouvrages.
Il faut également penser à améliorer la précontrainte. Cela fait vingt ans que je recommande l’utilisation de torons-gainés graissés de façon à garantir la pérennité des câbles de précontrainte, même en cas de mauvaise injection.
Le Bfup sera-t-il le matériau des ouvrages futurs ?
Je ne crois pas. D’abord en raison de son coût. Ensuite parce qu’il n’est pas facile à fabriquer et à mettre en œuvre sur site. Par ailleurs, le Bfup est peu ductile, et ses importantes déformations différées, notamment au jeune âge, ne facilitent pas le contrôle de l’évolution dimensionnelle. En revanche, le Bfup est infiniment supérieur dans certains domaines, je pense à la construction de façades par exemple. Mais je ne vois pas très bien leur application massive pour des grands ouvrages alors que les bétons à hautes performances associés à une bonne protection de la précontrainte peuvent apporter des réponses très satisfaisantes.
Ce serait quoi le pont ultime, idéal, pour vous ?
Le pont « ultime », c’est celui qu’il reste à construire ; car si l’on veut se surpasser, il faut trouver quelque chose qu’on n’a pas encore fait. Ce pourrait être tous ces ouvrages qui traînent dans les cartons : le projet de franchissement du détroit de Messine, du détroit de Gibraltar ou du détroit de Behring. Ou encore cet ouvrage qui permettrait de joindre l’Egypte à l’Arabie Saoudite à travers le golfe d’Eilat. Mais compte tenu des enjeux politiques, ces projets ont peu de chances de voir le jour à court terme. Si l’un d’entre eux se réalisait, il permettrait de faire de grands pas en avant, et serait à coup sûr présenté à la prochaine exposition XXL de La Villette dans vingt ans.