Une vie en trois actes
La vie de Jacques Couëlle (1902-1996) est celle d’un autodidacte passionné de sculpture et d’architecture. Une vie en trois actes, riche d’expériences, de recherches et de rencontres…
Acte I. Au début des années 1920, le jeune Couëlle, féru d’archéologie, de botanique, d’anatomie et d’architecture médiévale, parcourt l’Europe.
Il se forge une grammaire des styles et une bibliothèque d’éléments architecturaux anciens qui lui permettent de fonder sa propre société à Aix-en-Provence en 1925, baptisée « Décoration architecturale, maîtrise vivante des arts et de la pierre, du fer et du feu ».
En 1926, de richissimes Américains lui demandent de construire la bastide Saint-François, à Grasse, et un château “du Moyen-Âge”, à Castelleras (Alpes-Maritimes).
Acte II. Jacques Couëlle s’installe à Paris à la fin des années 1930. Il met provisoirement l’architecture de côté pour se consacrer à la recherche de nouveaux procédés techniques applicables au bâtiment.
Avec quelques scientifiques, il crée en 1945 le Centre de recherche des structures naturelles, qui dépose de nombreux brevets, comme celui de la fusée céramique pour construire rapidement des voûtes en ciment ou le brevet du béton cellulaire.
Acte III. 1959 marque le retour de Jacques Couëlle dans le Sud et à la création de maisons. Il a fait la synthèse de ses expériences précédentes. Il n’est plus question d’architecture pour lui, mais de maisons-sculptures : des maisons organiques parfaitement intégrées dans l’environnement naturel. La pente du terrain dicte les niveaux à l’intérieur et les courbes en façade, le paysage et le soleil indiquent le placement des ouvertures.
Pour Couëlle, « la Maison-Paysage libère l’espace de tout ce qui l’encombre ; elle peut être réalisée même en grande densité, sans altérer la nature qui reste souveraine. La Maison-Paysage étant en partie recouverte et parée de végétation locale, par mimétisme, s’incorpore avec son environnement. »
L’archisculpture du béton
Pour construire, pas de plans millimétrés. Tout commence par ce que Jacques Couëlle appelle mystérieusement le “test de Tristan” sur le site de la maison qui sera construite : le sol est recouvert de sable, et les futurs occupants miment leurs activités quotidiennes, laissant l’empreinte de leur circulation.
Avec ces informations, l’archisculpteur réalise une maquette en plâtre sur une armature en fil de fer, et la maison prend forme. Une trame carrée sur le socle sert de base pour un plan sur papier. Des allers-retours sur le site permettent de définir les ouvertures et d’optimiser la distribution et l’ensoleillement des pièces.
Sur le chantier, l’armature métallique de la maquette est reproduite à l’échelle par les artisans. Ils la recouvrent d’un grillage à maille fine, avant de projeter une couche de béton sur ses faces internes et externes.
Pour les toitures, souvent bombées et irrégulières, des coffrages intérieurs en fines lamelles de bois sont réalisés, pour couler la couverture en béton avec ferraillage. Incrustées dans le coffrage, des formes en terre sont “démoulées” pour libérer des ouvertures.
Du béton “haute couture”, pour la Dolce Vita
Les maisons coquillages qui naissent ainsi sont noyées dans la végétation, les enduits sont teintés par la terre et les pigments du site.
Chaque maison est unique, signée par Jacques Couëlle au moyen d’un vitrail. L’empreinte de la main du propriétaire, moulée dans la glaise, sert à fabriquer des moules pour réaliser des poignées de porte en métal. Un maximum de mobilier est intégré dans la structure de ces maisons, qui font la joie d’une riche clientèle.
Car Jacques Couëlle a les pieds sur terre. Associé à un promoteur et homme d’affaires, il va réaliser, au fil de sa longue carrière, 8 châteaux, 250 aménagements paysagers, 100 villas et plusieurs projets de complexes touristiques pour une clientèle fortunée et des artistes.
Au pied du château de Castellaras, à Mouans-Sartoux, il conçoit en 1958 un village de 90 maisons où se croisent toutes les influences méditerranéennes : Castellaras-le-Vieux.
En 1962, un second projet immobilier, Castellaras-le-Neuf, devait comprendre 45 maisons troglodytes ; cinq seulement verront le jour, mais elles forcent l’admiration.
À Théoule-sur-Mer, Couëlle commence en 1968 le chantier de la cité marine de, qui comprendra à terme près de 400 logements. Sur la côte d’Émeraude, en Sardaigne, il crée le luxueux complexe hôtelier de la Cala di Volpe. En Sardaigne toujours, il façonne de ses mains une villa pour son épouse, sur les pentes escarpées de Monte Mano.
Jacques Couëlle a travaillé principalement dans le Sud, mais pas exclusivement. En région parisienne, il a créé des maisons individuelles remarquables, comme Les Pierres levées à Louveciennes, ou la maison Goupil à Chevreuse.
Au pied de la Butte Montmartre, il a aussi modelé l’appartement de Jacques Prévert, qui donne sur les toits du Moulin Rouge…
Si les chansons des poètes courent longtemps dans les rues, les maisons de Jacques Couëlle continueront longtemps à faire rêver. Elles ont d’ailleurs inspiré plus d’un artiste : Antti Lovag, le maître de l’architecture organique, y a trouvé quelques préceptes pour son palais Bulles ; quant au fils de Jacques Couëlle, Savin, il a pris la relève avec ses propres maisons-sculptures.