Qu’est-ce qu’un architecte selon vous ?
La seule question qui m’anime en tant qu’architecte : comment faire architecture en intervenant sur l’existant, comment faire acte de création ? L’architecte transforme la réalité dans laquelle nous vivons.
C’est pour cette raison que je parle de l’art de transformer le réel, c’est selon moi l’essence même de l’architecture. L’architecture de la transformation n’est ni un domaine ni une discipline en soi, c’est une manière d’appréhender le bâti comme une ressource, comme un héritage tout en s’employant à économiser les ressources naturelles et les matériaux, et à optimiser leur usage.
Pour chaque projet, un architecte doit être capable à la fois de se projeter dans l’avenir, d’avoir une vision, tout en renouant avec le fil d’une histoire : il s’agit de comprendre comment ce bâtiment est arrivé jusqu’à nous, quelles transformations il a connues. Cette dimension apporte une richesse inestimable pour envisager son évolution.
Dans votre approche de l’architecture, comment appréhendez-vous la question des matériaux ?
Je n’ai pas de préjugé sur les matériaux, je ne suis pas l’architecte de tel ou tel matériau. Ce qui m’importe, c’est de choisir le matériau en fonction de ses qualités intrinsèques par rapport aux objectifs du projet.
Ce qui doit primer, c’est le bon matériau au bon endroit. Je retiens la leçon de Vauban, qui choisissait les matériaux en fonction de leur usage et de la pérennité qu’on veut leur donner. Vauban construit en brique dans le Nord, en granit en Bretagne, en galet de rivière dans les Pyrénées, en grès en Alsace…
Pour autant, l’architecture qu’il dessine se ressemble, mais elle est déclinée au gré de la géologie. C’est déjà un adepte de l’économie circulaire.
Le choix du béton dépend ainsi de la nature de ce que l’on doit faire.
Par exemple pour le projet de l’atelier central d’outillage et de gravure à la Monnaie de Paris, seul le béton permettait de répondre aux impératifs de la structure, pour des questions de surcharge admissible (4 t/m2) et de stabilité au feu.
Quel est l’architecte qui vous a donné envie de vous lancer dans ce métier ?
À vrai dire, je n’avais pas d’idole et j’ai progressivement découvert la discipline. Aujourd’hui je suis par exemple très impressionné par Carlos Scarpa, architecte et designer italien qui entretient un dialogue avec l’architecture ancienne, et qui pour autant est très contemporain.
Plus jeune, j’étais davantage passionné par l’œuvre d’architectes comme Louis Kahn et Ludwig Mies van der Rohe.
Plus tard, j’ai découvert Le Corbusier. Je suis avant tout intéressé par son rapport au site et à l’histoire, et par son incroyable créativité.
Le Corbusier a produit une architecture qui n’est pas répétitive et qui utilise les ressources disponibles du lieu. Pour la chapelle de Notre-Dame du Haut, à Ronchamp, il a réutilisé les blocs de pierre provenant des ruines d’une ancienne église. C’est un aspect très peu mis en avant dans son travail. Il était visionnaire pour son temps.
Quel est votre Panthéon des bâtiments en béton ?
Je suis toujours très impressionné par les architectes capables de créer de grandes écritures où les bâtiments ont à la fois une dimension symbolique et politique, au sens de la cité, tout en créant des espaces de vie exceptionnels en jouant avec la lumière et la matière.
Le CNIT est un ouvrage époustouflant, avec sa voûte ultramince autoportante qu’on ne saurait réaliser avec un autre matériau que le béton. Je pense aussi à la Foire Internationale de Tripoli, au Liban, conçue en 1963 par l’architecte brésilien Oscar Niemeyer, dont le bâtiment principal est constitué d’une immense halle couverte, longue de 750 m par 70 m de large.
Je n’oublie pas évidemment le Capitole de la ville neuve de Chandigarh, en Inde, signé Le Corbusier, ou le Palais présidentiel de Brasilia, de Niemeyer.
Quelle place pour le béton dans l’architecture aujourd’hui ? Et dans les vingt prochaines années ?
Le béton aura toujours une place importante dans la construction. C’est un matériau qui se réinvente et s’adapte continuellement.
Aujourd’hui, des recherches sont en cours pour fabriquer du béton à l’échelle locale, consommant peu d’eau. Ces bétons de site sont les bétons de demain. Et l’on se met à employer du béton de chanvre.
Je crois aussi beaucoup à la préfabrication du béton, qui réduit le temps de construction et la pollution sur le chantier, et qui minimise les erreurs de construction. Il y a une tendance dans l’architecture à privilégier des matériaux tels que la pierre… Mais c’est une ressource précieuse et non renouvelable.
Ceux qui cherchent à ne plus utiliser le béton sont, me semble-t-il, dans une posture idéologique et radicale qui a ses limites.
Le béton a un bel avenir notamment dans des structures mixtes. Surtout, c’est un matériau presqu’éternel, les Romains l’utilisaient déjà. Des ouvrages comme le port antique de Rome, à Ostie, sont toujours là.
En matière de pérennité centennale, ce matériau apporte une réponse forte, ce qui ne saurait être le cas de la paille ou du bois par exemple. Tout n’est que question de choix judicieux du matériau répondant à la question posée.
Rétrospective La mémoire viveJusqu’au 23 mars 2025, la Cité de l’architecture et du patrimoine présente une rétrospective intitulée « Philippe Prost, la mémoire vive ». De quoi découvrir les projets les plus importants de l’architecte, mais aussi son processus créatif et ses méthodes de travail.Plus d’information, ici.
Bio express
Né en 1959, Philippe Prost fonde l’AAPP (Atelier d’Architecture Philippe Prost) en 1993, en association avec Catherine Seyler, puis Gaël Lesterlin et Lucas Monsaingeon depuis 2019.
Dédié à la création et à l’intervention contemporaine sur le bâti historique, le travail de l’agence cherche à « tisser des liens entre les époques et les usages, entre l’architecture et son contexte, entre la mémoire et la création, entre les savoir-faire et les innovations ».
Grand Prix national de l’architecture 2022, Philippe Prost a notamment contribué à la réhabilitation de la cité des Electriciens à Bruay-la-Buissière (2019), à la réhabilitation de l’hôtel de la Monnaie de Paris (2017) et à la construction du mémorial international de Notre-Dame-de-Lorette (2014) – un grand anneau de BFUP et une prouesse architecturale, pour laquelle il a reçu de nombreuses distinctions : Equerre d’argent (Fr), Riba International award for excellence (G.B.), Dedalo Minosse Prize (Italie), Excellence in Concrete Construction Award (USA)…
En tant qu’architecte et professeur à l’ENSA de Paris-Belleville, Philippe Prost apporte régulièrement son expertise à Betocib, dans le cadre du Trophée Béton.
Retrouvez notre série “Paroles d’expert”
• Marie Adilon, la liberté du béton
• Paul Chemetov : le béton va commencer sa vie “non archaïque”
• Dominique Coulon : la poésie des lieux et de l’espace
• Philippe Prost : faire dialoguer passé, présent et futur
• Étienne Tricaud : l’utopie, le topos et le béton