Étienne Tricaud, qu’est-ce qu’un architecte ?
C’est quelqu’un qui conçoit des projets d’enveloppe pour les activités humaines, dans un site donné. Pour ça, il part de deux choses.
D’un côté, ce qu’on appelle l’utopie, c’est-à-dire l’enveloppe idéale pour habiter, travailler, jouer, prier, etc. Et, de l’autre côté, le « topos » : le lieu, le site.
Entre cette utopie et ce topos s’ouvre un champ, qui est celui de l’architecture, celui de la création d’un espace, avec tous les outils, les registres qui sont la matière, la lumière, la géométrie, les formes. Comme l’a dit Winston Churchill, « We shape our buildings; thereafter they shape us. » En créant ainsi des lieux, on imprime sa marque sur la manière dont on va vivre.
Qu’est-ce qui est au cœur de votre vision de l’architecture ?
Il y a le fait qu’on construit pour abriter une activité. Finalement, on s’aperçoit que cette activité, c’est d’abord la rencontre. La rencontre de l’autre, ou des autres en grand nombre : les gens avec qui on habite, avec qui on travaille, avec qui on échange. Cette enveloppe, c’est elle qui donne les conditions essentielles de la rencontre.
Si l’on prolonge, c’est aussi la rencontre avec soi-même. Il y a toujours cette dimension de la rencontre et de l’altérité qui est la base de la créativité.
Je pense que l’architecture a beaucoup à faire avec cette capacité qu’on donne aux êtres humains d’exprimer pleinement leurs capacités d’être, d’échanger et de créer.
Qui est votre « père spirituel » ?
D’abord un ingénieur – je suis ingénieur moi-même : Peter Rwice, avec qui j’ai eu le bonheur de travailler pendant un an.
Pour moi, il est un des plus grands ingénieurs du XXe siècle. Son premier projet, c’est d’avoir calculé les coques de l’opéra de Sidney avec Jørn Utzon. C’est l’ingénieur de Beaubourg, de la Lloyd, de la pyramide du Louvre, des serres de La Villette…
Enfin il a suivi tous les grands architectes de la vague qu’on a appelé « high tech », ceux qui cherchaient à aller plus loin dans une logique structurelle. Il abordait cette question de la structure comme un architecte. Pour lui, créer une structure, c’était d’abord un acte de création où se mêlaient le sensible et le rationnel.
Autre père spirituel : Paul Andreu, avec qui j’ai un petit peu travaillé au début. Ingénieur-architecte comme moi, c’est peut-être lui qui m’a donné le goût de travailler sur les grands espaces qui reçoivent le public, les espaces de la mobilité.
Et après, excusez-moi, j’ai beaucoup de pères, mais un troisième : Jean-Marie Duthilleul, avec qui j’ai travaillé pendant presque trente ans.
Ensemble, nous avons monté une agence qui s’appelait Arep. Elle regroupait des architectes, des ingénieurs, des urbanistes, des designers, avec une philosophie partagée de penser l’espace public comme un creuset de sociabilité.
Quel est votre Panthéon des bâtiments en béton ? Pourriez-vous n’en retenir qu’un seul et pourquoi ?
Je pense à des bâtiments historiques où le béton a un caractère héroïque. Je pense à Auguste Perret, à Le Corbusier. Pour prendre un ouvrage chez chacun de ces architectes, je pense à l’église Saint-Joseph au Havre, de Perret, qui est un bâtiment absolument sublime, d’abord pour ses espaces intérieurs où il y a une expression structurelle très forte. L’élancement du clocher, qui est à la fois une coupole, un puits, une sorte de lanterne de lumière, crée un espace d’une spiritualité extraordinaire.
Je pense à un autre espace, aussi religieux, qui est celui de Le Corbusier avec le couvent de La Tourette. Un bâtiment absolument fantastique où j’allais beaucoup enfant. Je crois que c’est l’un des bâtiments qui est lié à ma vocation d’architecte. Dans lequel le béton – là aussi, dans sa plus grande simplicité et pureté – est le matériau qui sert à tout : les murs, les plafonds, les sols, les menuiseries des fenêtres. Le béton, en prenant des modalités extrêmement différentes, dans cette plastique et cette géométrie raffinées de Le Corbusier, donne un bâtiment absolument sublime.
Quelle place pour le béton dans l’architecture des vingt prochaines années ?
Le béton a changé au cours de son histoire, mais là, on sent qu’il y a de nombreuses pistes très différentes qui s’ouvrent.
Le béton haute résistance, le béton de terre, le béton où l’on remplace le ciment par d’autres matériaux, soit naturels – on pense à des argiles cuites – soit des laitiers – des produits de la sidérurgie. On voit une explosion des propositions possibles de béton, et dans les vingt prochaines années on parlera d’énormément de matériaux différents.
Par ailleurs, je pense que ce matériau sera utilisé de plus en plus à sa juste place. Demain, on aura une approche extrêmement fine par les architectes et les ingénieurs de l’usage de chaque matière pour utiliser de la manière la plus forte et la plus pertinente ses propriétés. Le bois possède des caractéristiques que n’a pas le béton. Le béton a des propriétés que n’a pas le métal, qui n’a pas les mêmes non plus que les matériaux synthétiques ou des matériaux naturels transformés ou des matériaux de réemploi… Dans les vingt prochaines années, le béton dont on parlera ne sera plus le même qu’aujourd’hui.
Propos recueillis le 28/01/2023, lors d’un entretien sur les Trophées Bétons Pro
Biographie
Né en 1960, Étienne Tricaud a appris le métier d’architecte à l’École de Paris Tolbiac et celui d’ingénieur à l’École polytechnique et à l’École nationale des ponts et chaussées.
Dans ses débuts en bureau d’études, il collabore avec l’ingénieur Peter Rice aux structures des verrières du Louvre.
De 1986 à 2019, Étienne Tricaud développe dans le groupe SNCF une expertise sur les gares et les espaces recevant beaucoup de publics, d’abord dans l’Agence des Gares, puis au sein d’AREP, qu’il crée en 1997 avec l’architecte Jean-Marie Duthilleul.
Dans ce cadre, ils vont concevoir, restructurer ou agrandir de nombreuses gares en France, parmi lesquelles la gare Montparnasse, les gares TGV Atlantique Nord, Méditerranée et Est. À l’international, Étienne Tricaud participe à de nombreux projets en Chine (gares, musées, tours) et au Vietnam, au Moyen-Orient (Qatar, EAU), au Maroc et en Europe.
Depuis 2019, Étienne Tricaud a créé sa propre structure et collabore à plusieurs projets d’architecture et d’urbanisme, dont le développement du site d’AlUla, en Arabie saoudite.
Trophée béton pro : le béton, matériau d’avenir
Explications de Paul Chemetov, architecte et président d’honneur de Bétocib, Étienne Tricaud, architecte-ingénieur et président de Bétocib, et Claire Barbou, architecte et secrétaire générale de Bétocib.
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Retrouvez notre série “Paroles d’expert”
• Marie Adilon, la liberté du béton
• Paul Chemetov : le béton va commencer sa vie “non archaïque”
• Dominique Coulon : la poésie des lieux et de l’espace
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• Étienne Tricaud : l’utopie, le topos et le béton