Laurent Valère, êtes-vous un sculpteur de béton solitaire ?
Depuis vingt ans, je peins et fais de la sculpture en béton, souvent monumentale, à la Martinique. C’est un matériau que tout le monde connaît et facile d’approvisionnement.
Pour chaque œuvre je monte une équipe composée de techniciens, avec chef de chantiers et ingénieur issus du monde du bâtiment. La fabrication est une aventure en soi. C’est un travail collectif.
Je réalise des maquettes en terre ou en pâte à modeler à partir de mes dessins. Une maquette à l’échelle un, est réalisée en polystyrène puis figée par de la résine afin de faire un moule. Certaines œuvres, comme les Portes de Dillon, la Fontaine d’Arlet ou les statues de Cap 110, nécessitent un échafaudage vertical, d’autres, comme les sculptures sous-marines, sont réalisées la tête en bas dans une fosse. Le béton est coulé dans un moule ferraillé.
Après le temps de séchage, leur manutention demande une équipe de cinq à six personnes et des engins de levages lourds.
Qui sont Manman dlo et Yemaya ?
Manman dlo, divinité de l’eau partagée par toutes les religions du panthéon Caraïbe, et sa fille Yemaya, sont les deux premières statues d’un projet au long cours : installer un parcours sous-marin dédié aux mystères des eaux et à leurs divinités d’origine cubaine, brésilienne ou haïtienne.
La mise en place de ces sirènes de béton dans la Baie de Saint Pierre, à 50 mètres du rivage et par neuf mètres de fond, requiert des grues, des plongeurs, des scaphandriers, une barge et un remorqueur ou des ballons d’air comprimé. Elles sont juste posées car leur poids ne justifie pas de fixation. La tête de Manman dlo, pèse plus de vingt tonnes, sa queue huit. Son visage est tourné vers la surface et les nageurs. Yemaya est constituée de trois pièces de plus de dix tonnes.
Signalées par des bouées jaunes, elles sont inspectées toutes les deux après chaque saison cyclonique mais elles ne bougent pas car leurs formes arrondies ne donnent pas de prise au courant. Un récif artificiel c’est créé autour d’elles, peuplé au fil des saisons de poissons lions, d’oursins et de langoustes.
En quoi consiste Cap 110 ?
À l’occasion du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage, en 1998, j’ai réalisé cette œuvre à la mémoire des victimes du naufrage d’un bateau négrier en 1830. Le même moule m’a permis de réaliser quinze statues de béton armé blanchies au sable de Trinité-et-Tobago. Installées sur la falaise de l’anse Caffard, face à l’Atlantique elles mesurent 2,5 mètres de hauteur et pèsent 4,5 tonnes chacune. Visages penchés, affligés, elles sont tournées vers le Cap 110 (direction est-sud-est) en direction de l’Afrique et disposées en triangle pour symboliser le commerce triangulaire de la traite entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique. Les premiers temps, les gens du quartier croyaient à la venue d’une secte millénariste. C’est devenu un endroit très visité qui a généré pas mal de suites universitaires et publications diverses sur l’esclavage.
Aujourd’hui, j’aimerai dupliquer Cap 110 de l’autre côté de l’Atlantique, au Bénin. Les autorités béninoises sont intéressées ainsi que le maire de la ville portuaire de Ouidah sur la Côte aux esclaves, la zone d’où partaient les navires négriers. Je travaille depuis deux ans à ce projet Cap 290.
De part et d’autre de l’Océan, Cap 110 et Cap 290 formeront une seule et même œuvre transatlantique. Après la phase de repérage et de maîtrise du foncier, nous sommes dans la période de levée des fonds et de réalisation technique mais je suis confiant car j’ai un moral en béton !