Qu’est-ce qu’un architecte pour vous ?
Un architecte, à mes yeux, ce n’est surtout pas un prestataire de service parce que l’architecture est un art majeur : une discipline complexe qui mobilise des connaissances spécifiques. L’architecte se nourrit de la complexité du monde et des situations en basant sa démarche sur les contextes.
Par exemple, le projet de la médiathèque Animu Media, en Corse, s’appuie sur la découverte d’un paysage presque « primaire » avec des chênes verts et des rochers qui étaient là depuis toujours.
On ne pouvait pas mettre un coup de bulldozer dans ce lieu. Nous avons choisi de décoller le bâtiment pour qu’il touche le moins possible le sol. Le dessous a donné une zone d’ombre, ce qui est intéressant à Porto Vecchio, et nous avons pu créer un jardin. La qualité de ce bâtiment, c’est qu’il y a une équivalence de surface entre l’intérieur et le jardin.
Cette médiathèque est dessinée pour qu’il y ait vraiment des usages à l’extérieur. Il suffit d’emprunter une rampe douce pour s’installer dans le jardin avec un livre.
Qu’est-ce qui est au cœur de votre vision de l’architecture ?
Au cœur de ma vision, il y a l’idée qu’un bâtiment est comme un scénario spatial. Je suis attaché à fabriquer des espaces intérieurs riches, au sens baroque du terme.
En tous cas pas d’une grande simplicité parce que qu’il y a une sorte de plaisir à découvrir un espace plus complexe qu’attendu, avec des arrivées de lumière étranges, qu’on ne comprend pas forcément.
Ces parcours qui ne relèvent pas de l’évidence donnent le plaisir de déambuler, d’être là, de se déplacer dans l’espace et de ressentir des émotions.
Qui est votre père spirituel en architecture ?
Je dis souvent à mes étudiants que, pour moi, les deux bâtiments qui sont les plus importants du XXIe siècle sont la Casa da Musica de Rem Koolhaas, au Portugal, et le Rolex Center de l’agence Sanaa, en Suisse.
Dans les deux cas, il y a une sorte de convocation du corps, surtout au Rolex Center, qui interroge pourquoi on est là, et ce qu’on y fait.
À la Casa da Musica, la grande salle de spectacles de Porto, toute en béton blanc, se pose la question de dissocier comment est-ce qu’on fabrique une forme et des espaces. Les choses ne sont pas dessinées au sens classique du terme, c’est plus une sorte de résultante entre des salles qui s’entrechoquent et une enveloppe. Ces espaces intermédiaires sont magnifiques.
Le Rolex Center est également une prouesse incroyable, avec cette plaque en béton coulée en une fois sans joints de dilatation. La fabrication de cette dalle sans poteau relève de l’infrastructure. Dans ces deux bâtiments, il n’y a pas d’évidence de la structure : ce sont des structures complexes qui sont là pour servir d’espace.
Comment voyez-vous la place du béton dans l’architecture des vingt prochaines années ?
Peut-être que ce matériau va se rapprocher davantage de la structure. Par exemple, nous avons gagné récemment un concours pour réaliser un Ehpad à Limoges.
La structure sera en béton, les nez de dalle seront tenus par de petits poteaux en béton qui seront absorbés par une enveloppe et une isolation en paille. Il y aura un enduit à la chaux sur les façades. L’intérêt de cette façade, c’est qu’elle pourra évoluer.
Dans trente ans, on pourra remplacer la paille par un autre matériau. Il y aura les éléments permanents liés au béton, tandis que le reste, y compris le cloisonnement, sera interchangeable.
Par exemple, on sait que dans les bâtiments hospitaliers, la surface des chambres et les techniques évoluent : l’idée, c’est donc de travailler le permanent et le mobile.
Le béton est un matériau que j’aime beaucoup, même s’il a mauvaise presse en ce moment du fait de son bilan carbone, car il faut de très hautes températures pour fabriquer le ciment. À mon avis, des techniques vont être inventées pour qu’il soit plus vertueux.
D’autres matériaux ne sont pas bas carbone non plus. La recherche va trouver des solutions. Si vous avez un bâtiment très bien conçu avec de belles hauteurs sous plafond et de bonnes épaisseurs qui lui donnent de la permanence, il traversera les décennies et redeviendra bas carbone. Un message à faire passer sur la durée de consommation du carbone. À mon avis, la Cité radieuse du Corbusier est redevenue bas carbone depuis longtemps.
Comment voyez-vous votre rôle d’enseignant ?
Évidemment, il y a des outils propres à l’architecture que les élèves doivent apprendre, mais je suis surtout attaché à ce qu’ils puissent fabriquer leur propre méthode, pas la mienne.
Leur montrer qu’il y a une sorte de cohérence à trouver dans la fabrication du projet, et que c’est à eux d’inventer leur écriture, leur architecture personnelle pour devenir les auteurs de leur œuvre.
Il y a quelques jours, je leur disais que Frank Gehry était plutôt mauvais élève. Álvaro Siza aussi a eu du mal dans ses études, il l’a dit quand il est venu recevoir son grand prix de l’académie des Beaux-Arts.
C’est étonnant que ces personnes, qui ont une telle écriture, une telle personnalité, quelque chose de si spécifique, puissent dire que finalement ils peinaient un peu comme étudiants et avaient du mal à entrer dans un moule. La leçon que j’en tire, c’est qu’on ne donne ni moule ni cadre, mais qu’on organise les choses pour que les futurs architectes puissent construire eux-mêmes une démarche.
Retrouvez notre série “Paroles d’expert”
• Marie Adilon, la liberté du béton
• Paul Chemetov : le béton va commencer sa vie “non archaïque”
• Dominique Coulon : la poésie des lieux et de l’espace
• Philippe Prost : faire dialoguer passé, présent et futur
• Étienne Tricaud : l’utopie, le topos et le béton