Votre parcours en quelques mots ?
J’ai suivi une formation en école d’art à Londres, dans un département de sculpture, avec une spécialisation sur l’Art dans l’espace public. Puis, enseignant-chercheur à la University of the Arts London (UAL), pendant une douzaine d’années, je me suis intéressé à la place de l’artiste dans différentes situations de mutation : urbaine, territoriale, industrielle ou écologique. La question était : « Comment l’artiste trouve-t-il sa place dans le jeu des acteurs mais aussi dans ces situations bien réelles de transformation, donc en dehors des lieux consacrés habituellement à l’art et à la commande artistique ? » Cette réflexion m’a amené, vers la fin des années 2000, à développer en France une démarche qui s’appelle le HQAC, pour Haute qualité artistique et culturelle, et qui vise à créer les conditions de l’intervention, de la recherche ou de l’expérimentation artistiques dans des situations de transformation urbaine. Pendant une douzaine d’années, notamment à Ivry-sur-Seine, j’ai conduit et assuré la direction artistique du prototype de cette démarche HQAC intégrée à la ZAC du Plateau : le projet TRANS305.
« À Ivry-sur-Seine, sur la ZAC du Plateau, on a développé des recherches-créations qui s’inspireraient et feraient « avec ce qui est déjà là ». On a testé des choses qui sont devenues un protocole de transformation de la matière usée – le Marbre d’Ici. »
Stefan Shankland
Cette réflexion sur la transformation des villes vous a amené à concevoir Marbre d’Ici ?
Sur la ZAC du Plateau, on a développé des recherches-créations qui s’inspireraient et feraient « avec ce qui est déjà là ». Une approche située, expérimentale, réalisée avec les acteurs en présence : professionnels ou habitants.
Assez naturellement dans une ZAC, avec tout un ensemble de démolitions, s’est posée la question des déchets inertes et des gravats.
Où vont-ils ? Qu’est-ce que ce statut de déchet inerte ? Qu’est-ce qu’on a le droit de faire avec, d’un point de vue normatif ? Qu’est-ce qu’on peut faire techniquement et esthétiquement avec ce matériau déchu ?
On a testé des choses qui sont devenues un protocole de transformation de la matière usée – le Marbre d’Ici : travailler avec les entreprises de démolition, récupérer des gravats, les trier par nature et par couleur, les concasser, les tamiser et les couler comme une sorte de « béton recyclé » dans des ouvrages à venir.
Le tout dans un circuit très court, à proximité du site même de la récupération des gravats.
Vous travaillez toujours in situ ?
En effet, parfois on est littéralement sur le site même de la démolition, en train de concasser et de couler. On s’inscrit dans le temps de la mutation urbaine : les projets Marbre d’Ici prennent souvent plusieurs années entre la démolition, la récupération, le prototypage, puis la mise en œuvre.
Mais il y a une connexion forte – physique, géographique ou symbolique – entre le gisement de gravats qui est transformé et la création de l’œuvre en Marbre d’Ici. Nos gisements ne viennent pas toujours en même temps.
Sur Fulton, par exemple, nous étions sur le chantier au moment de la démolition des anciens bâtiments, mais nous avons également récupéré les déchets inertes liés à la construction des nouveaux immeubles. Le gravat, c’est la mémoire matérielle, la trace de l’histoire d’un site et de sa transformation.
Vous travaillez avec une équipe ?
L’artiste n’opère pas seul dans ce genre de situation. J’ai un statut d’artiste, et il y a dans ces projets une partie conception et un travail esthétique spécifique.
Mais l’équipe de l’atelier Marbre d’Ici m’accompagne dans les différents projets et, depuis plusieurs années, nous travaillons avec l’entreprise EFCAT Sols béton.
Par ailleurs le Centre d’étude et de recherche des industries du béton (CERIB), notre partenaire sur le Marbre d’Ici, nous a accompagnés sur des aspects réglementaires, la mise en forme d’un référentiel technique, ainsi qu’un brevet.
Quelle a été votre première œuvre en Marbre d’Ici ?
La première réalisation significative, par son échelle et dans son impact, a été, en 2015, une œuvre au sol réalisée place du général de Gaulle à Ivry-sur-Seine : une sculpture horizontale de 250m2 en Marbre d’Ici.
C’était ambitieux de la part de la ville et de l’aménageur et, pour nous, un vrai challenge de transformer 20 tonnes de gravats en 20 tonnes de « béton recyclé », pour créer quelque chose qui ait un statut d’œuvre avec cette esthétique reconnaissable des strates géologiques.
Et récemment ?
Le Marbre de Fulton est l’une de mes dernières réalisations, qui nous a amenés à développer une nouvelle technique de mise en œuvre du Marbre d’Ici par coulage d’une chape liquide sur 200m2 à l’intérieur des immeubles Fulton, dans le 13e arrondissement de Paris.
C’est une œuvre faite de marbrures et de vortex, une sorte de tableau au sol. Mais c’est également une œuvre du quotidien, un objet banal sur lequel on marche tous les jours, une œuvre utile qui fait partie intégrante du bâtiment.
Au XXIe siècle, l’artiste ne peut plus se contenter d’être un producteur d’objets exclusivement pour le monde de l’art. Il faut que l’art retrouve sa place dans le monde.
Les volutes du Marbre de Fulton étaient-elles aléatoires ou maîtrisées ?
Elles sont toutes faites à la main, mais on travaille un matériau qui est très liquide, et il y a un fort degré d’aléas. On impulse, on fait des choix, mais on ne contrôle pas réellement. Le défi du Marbre de Fulton, c’était d’arriver, à l’échelle de 200 m2, à trouver un mode de production où le geste reproductible et le hasard fassent œuvre ensemble.
D’autres réalisations ou projets en Marbre d’Ici ?
Ces dernières années, j’ai réalisé plusieurs séries de pièces en Marbre d’Ici : des objets en « bétons recyclés » teintés dans la masse, coulés en strates dans des coffrages. Elles ont souvent trouvé leur place dans l’espace public.
Par exemple, dans un square à Ivry-sur-Seine, on a installé une trentaine de ces « roches urbaines » en forme de diamant. En ce moment, je travaille sur une commande artistique à Berlin. Nous allons produire 50 m3 de « béton recyclé » Marbre d’ici pour réaliser une œuvre paysagère dans le Spreepark.
Un autre projet démarre à GrandAlpe, sur le territoire de Grenoble Alpes Métropole.
Notre objectif : transformer 100 tonnes de gravats en 100 tonnes de Marbre d’Ici, et les intégrer sous différentes formes dans les espaces publics. Un projet que nous réalisons avec des habitants, des étudiants, des institutions et des entreprises locales.
Le Marbre d’Ici procède d’une démarche artistique, et mes productions ont en général un statut d’œuvre d’art. Mais c’est également une démarche d’économie circulaire qui questionne la place du déchet dans nos villes et notre rapport à l’écologie urbaine.
Par sa nature anthropique, le Marbre d’Ici est évidemment en interaction avec des enjeux d’aménagement des espaces publics, de la ville et du territoire. Et dans son mode opératoire, il se fait très souvent avec la participation de non-professionnels, d’habitants, qui sont, par le biais de ce projet, impliqués dans le processus de transformation de la ville. Marbre d’Ici se situe ainsi précisément à l’intersection de ces trois enjeux : l’aménagement de la ville, l’économie circulaire et la création contemporaine.
Validation des prototypes à l’atelier de Stefan Shankland – Ivry -sur-Seine, avril 2022
Sur le chantier, mai 2022
©Guillaume Gehannin